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Sir Percival Perbrook, directeur du Laboratoire Astronautique de Moontown, avait convoqué les journalistes à une conférence de presse, dans son bureau du cent dix-septième étage de la Ville d’Acier. Les représentants des principaux journaux du monde, des agences de presse et de photo, des chaînes de télécinéma, au nombre d’une centaine, attendaient l’arrivée du savant dans un brouhaha qui ressemblait à un tumulte. Armés de micros, de stylos, de caméras, mâchant un crayon, bourrant une pipe, agenouillés pour préparer un angle de vue, perchés sur des échelles, escaladant la bibliothèque, rampant sous le bureau, renversés dans les fauteuils, familiers, bavards, ils plaisantaient, riaient, trébuchaient dans les câbles, fumaient, causaient dans toutes les langues.
Une porte s’ouvrit brusquement. Sir Percival entra, suivi de deux secrétaires. Il s’arrêta derrière son bureau, resta debout, et se mit aussitôt à parler, au milieu du silence qui s’était établi instantanément. Une douzaine de micros recevaient ses paroles, et le monde entier déjà les entendait.
Il dit :
— Devant l’émotion provoquée par la découverte, sur le sol sélénien, d’un prétendu drapeau hitlérien, j’ai le regret de déclarer que les conclusions de l’éminent savant italien M. Tarcoloni sont erronées. Le fragment d’étoffe repéré par un des appareils de la fusée est bien un drapeau, mais ce n’est pas l’emblème hitlérien, c’est l’Union Jack…
En prononçant ce mot, Sir Percival se mit au garde-à-vous, et les accents du God Save the King, diffusés par trois haut-parleurs, emplirent le bureau.
Les journalistes d’Angleterre et des Dominions, transfigurés par la surprise et la fierté, se levèrent et se figèrent, les bras le long du corps. Les autres s’interpellaient, juraient. L’œil glacial de Sir Percival les fit se taire et se lever, avec plus ou moins de bonne grâce. Ils attendaient avec une impatience rageuse la dernière mesure de l’hymne, serraient les dents sur leurs questions. Mais Sir Percival les devança. Il poursuivit :
— J’avais moi-même, de mon propre chef, placé le drapeau de l’Empire dans la fusée, avant son envol de Moontown. Aucun de mes supérieurs ni de mes collaborateurs n’était au courant. Disposé au-dessus de la première trappe, le drapeau est tombé sur le sol lunaire au moment où le premier mesureur de pression commençait à descendre au bout de son filin.
« Je dois ajouter que j’ai offert ce matin ma démission au Gouvernement de Sa Majesté.
Sans dire un mot de plus, Sir Percival Perbrook sortit. Ses secrétaires se mirent à distribuer le texte ronéotypé de sa déclaration.
La confusion qui régna aussitôt dans la pièce fut l’image réduite de celle qui allait se manifester dans le monde.
Le Foreign Office publia le jour même un communiqué. Il confirmait que la projection de l’Union Jack sur la Lune était due à l’initiative privée de Sir Percival Perbrook, et que le Ministre des Affaires Scientifiques avait accepté sa démission.
Mais la presse américaine titrait en énormes manchettes : « England Annexes Moon » et fulminait contre l’impérialisme insensé des hommes de la Cité. Elle rappelait que les Américains eux-mêmes avaient dû arracher leur liberté aux Anglais les armes à la main. Elle publiait les portraits des héros de la Guerre de l’Indépendance.
L’éditorial d’un journal suisse rappelait que l’Angleterre n’avait plus guère que des liens théoriques avec ses Dominions. Il ne fallait pas s’étonner de la voir chercher à affirmer sa souveraineté sur des territoires vierges qui s’avéreraient peut-être, un jour prochain, pleins de ressources.
« Quant à la réaction des Etats-Unis, sa violence ne surprendra que les naïfs. Plus que toute autre au monde, l’industrie américaine est épouvantablement menacée par la surproduction atomique. La Terre est maintenant pour elle un champ trop étroit. Au moment où s’offrent des territoires vierges, qui peuvent devenir terres de peuplement et de consommation aussi bien que de production, les Etats-Unis ne peuvent permettre à qui que ce soit de mettre la main dessus.
« Ne nous dissimulons pas que la situation est sérieuse. Le communiqué de Downing Street laisse à Sir Percival la responsabilité de son initiative, mais se garde bien de la désavouer. Cette prise de position, extrêmement adroite, laisse à Londres toutes les possibilités d’avance et de recul. Attendons et espérons. Personne n’a encore dit son dernier mot. Et nous aimerions bien savoir ce que pensent Moscou et Pékin. »
Le lendemain, une note officielle faisait part aux chancelleries du point de vue de l’U.R.S.S. Il était simple : Sir Percival Perbrook était un imposteur aux ordres des trusts internationaux. Le drapeau n’était pas un drapeau anglais, mais celui des Républiques Soviétiques, en tissu d’amiante incombustible, qui avait été libéré par la fusée russe au moment de son explosion. On pouvait en avoir la preuve en examinant le cliché : On apercevait nettement, sur certains rochers autour du drapeau, des traces de fumée rouge. L’U.R.S.S., en envoyant sur la Lune l’emblème frappé de la faucille et du marteau, avait tenu à affirmer les droits, sur cette future conquête de l’humanité, de tous les travailleurs du monde.